Meta-du même-auteur, exposition personnelle, Galerie Sit-Down, Paris, 2010

Meta-du même-auteur, exposition personnelle, Galerie Sit-Down, Paris, 2010
Préface pour l’édition d’un livre d’artiste qui regroupe des fragments des textes d’auteurs anonymes.
Sophie Godefroy, Agrégée de Lettres, mars 2010

Nous voilà, nous, lecteurs curieux et inassouvis, comme les romans qui nous font face, pris au piège du caoutchouc et de la couture. Leur peau noire, chaude et lisse appelle nos mains ; mais quand nous voudrions les ouvrir, il faudrait les briser, comme les enfants leur jouet : on ne peut plus faire glisser les pages, ni découvrir leur auteur ou leur titre. Nous dessaisissant de notre rapport familier à la lecture, entre le livre et nous l’artiste s’interpose et impose son poème.
Ce qui se joue là est le travail d’appropriation d’une matière qui s’appelle la langue. Eva T. Bony a grandi en Grèce; en choisissant de vivre en France i l y a de nombreuses années, elle s’est confrontée à la nécessité de parler et penser dans une langue qui n’est pas sa langue maternelle.
S’ i l y a une violence faite au livre lorsqu’elle le scelle, en détruit la continuité, en occulte les mots grâce au caoutchouc – matière de prédilection devenue son signe – c’est la même violence que celle du sculpteur qui taille et retranche dans la pierre: rendant les mots à leur disponibilité première, elle en fait une matière.

Pour y arracher les mots de son désir. Elle invente ainsi sa propre langue dans la langue adoptive, et dans le texte d’un autre, symbole de l ’étranger, part en quête de sa propre parole et inscrit sa liberté :

«Sans d’abord en saisir le sens. . .», lit -on.
Et comme miraculeusement, dans le livre trouvé par hasard et le hasard de la page ouverte, les mots de l’autre font venir à l ’expression son expérience à elle : « plus loin certaines phrases retinrent son regard. . . immédiatement , la portée en fut bien plus grande qu’elle ne pouvait  l ’ imaginer, bien plus profonde qu’elle n’était capable de la comprendre.»
Les livres de cette exposition sont des objets férocement poétiques, parce qu’ ils nous livrent , en même temps que le poème, tout l ’ itinéraire de sa conquête. Et si les traces qu’Eva laisse dans le texte étranger peuvent être véritablement qualifiées de poétiques, ce n’est pas seulement à cause de la beauté de l ’écrit fragmentaire qui en naît , mais parce que s’y inscrit , au-delà de l ’histoire personnelle de l ’artiste, la question de la relation de tout être avec la langue et l ’expression.
La liberté qu’elle prend de composer avec les mots d’un autre récuse toute propriété de la langue, et rappelle qu’elle circule sans frontière à travers tous ceux qui la pensent, la parlent ou l’écrivent.
Quant aux mots qu’elle cache, ils allient au dit le vide, et expriment la part d’incommunicabilité que traverse toute tentative d’expression profonde, ainsi que la nécessité de faire taire, pour que cette expression surgisse, le trop plein de bruit qui l’entoure.
Voici, au bout de ce travail, un dernier livre : le seul qui ne soit pas unique, mais le seul qui s’ouvre. Nos mains caressent le caoutchouc devenu ornemental, et tournent les pages en liberté : les mots, seuls et nus, écrivent un nouveau texte.