ARTENSION magazine Meta-du même-auteur, exposition personnelle, Galerie Sit-Down, Paris, 2010

ARTENSION magazine
Meta-du même-auteur, exposition personnelle, Galerie Sit-Down, Paris, 2010
Françoise Monnin, historienne d’art

De l’évolution et de la contemplation

Livre ouvert, pas de mystère. Du moins pouvait-on le penser jusqu’au jour où, en 2009, Eva Tourtoglou Bony présenta un étrange objet caparaçonné, lors d’une exposition à la bibliothèque municipale de Fresnes, en banlieue parisienne. Taillée dans du caoutchouc noir et cousue une curieuse peau enfermait un livre ouvert et cependant illisible. Ni nom d’auteur, ni titre, ni date d’impression, ni nom d’éditeur visible…
De rares fenêtres, ménagées au cutter, permettaient de distinguer un ou deux mots du texte imprimé. Frustrant les amateurs de sens, le livre ainsi mis en scène répandait une énigme de burqa, agaçante et poétique. Allégorie de la difficulté de la langue, de la lecture, de la compréhension, de la transmission dit Eva, ce livre mis au secret rendait un hommage ambigu à l’initiation ; à la connaissance, à sa transmission, à leur vulnérabilité.
La matière noire employée, lourde, absolument opaque, est la marque de fabrique d’Eva. Depuis des années elle en fait des sculptures et des bas reliefs aux formes élémentaires, symboliques et spirituelles, sublimées par la matité dense, suprêmement élégante, de ce matériau élastique et imperméable ; par sa beauté sensuelle et emprisonnante.
Pour moi dit-elle, c’est avant tout le cosmos. Le noir d’avant le commencement du Monde, dans la mythologie comme pour les astrophysiciens, ainsi que l’explique Michel Pastoureau (historien de l’École pratique des hautes études). Un noir fascinant mais effrayant. Le domaine de l’inexplicable. Celui de la religion orthodoxe aussi, omniprésent et qui me faisait si peur dans l’enfance.
Depuis 2009, à l’aide du procédé mis au point alors, Éva fabrique donc une bibliothèque crépusculaire. Et la forme de ses volumes s’apparente curieusement à celle des tablettes mésopotamiennes antiques, dont j’ai l’histoire inscrite dans mon inconscient. Et dont le livre numérique a adopté la forme.
Les ouvrages ainsi enfouis ? Rien d’héroïque : des romans de gare, trouvés chez des soldeurs, racontant des histoires d’hommes et de femmes sans grandes qualités, publiés à bon marché entre les années 1910 et 1980. Angélique se révolte par exemple, La Marquise des ombres, Les hommes en blanc, ou encore Courtois la chance, le journal d’un médecin nommé Jean Fiole… autant de récits populaires, de textes qui ne concernent plus personne aujourd’hui tant ils se sont vidés de leur intérêt.
La destinée de tout ce qui est contemporain, c’est l’oubli. Je me sens des affinités avec les auteurs qui consacrent une vie à un objet, lequel finit en solde, en vrac. Abandonné.
Que reste-t-il d’une lecture ? Deux ou trois citations et beaucoup de sensations. Celle d’un tête à tête avec des mots. Une forme de solitude.
Chinés lors de promenades qui n’ont rien à envier à celles des surréalistes – grands amateurs de marchés aux puces au début du XXe siècle – les livres s’empilent dans l’atelier, y séjournent jusqu’à ce que l’une de leurs pages, ouverte au hasard, s’impose. Coïncidences ? Véritables fanaux dans la nuit du sens, écrit André Breton en 1940…
Éva parle de récupération mentale.
Il est question, ici, du refus de la disparition. Telle la conservatrice d’un musée appliquée à préserver des preuves d’existence mais des témoignages caduques, Éva met en boites des parcelles infimes de souvenirs anodins.
Plus anthropologue que romantique, elle collectionne par ailleurs les couvertures en papier cristal – matière désuète caractéristique du début du XXe siècle – de livres qui ne sont plus. Fragiles empreintes, vestiges ultimes et vulnérables, aussi gracieux que des cocons de cigales… Le philosophe Georges Didi Huberman associe une telle démarche, comme celles d’autres artistes occidentaux – ceux du groupe italien Arte Povera notamment, Claudio Parmiggiani en particulier – à une mise en abîme de la mémoire, si lourde en Europe qu’elle y permet de plus en plus difficilement l’invention. Éva ne se contente pas de cela. Si elle a pleinement conscience du poids des souvenirs et de notre incapacité à les restituer fidèlement, elle relativise et nuance ces phénomènes, parle de choix et de la littérature de Samuel Beckett, si riche en économie de moyens, en application à épurer les formes pour aboutir à leur émancipation ; si complice, aussi, de l’absurdité. J’aime quand il parle de son « chemin obstiné vers le silence ».
Je dis une chose à partir d’une chose qui ne m’appartient pas. La distance avec la langue choisie, pas maternelle, me permet d’avoir de l’audace. Dans une langue adoptive, les mots ont un autre poids. La liberté est plus grande. On s’impose moins de règles.
Éviter la nostalgie, dit-elle encore. De sa matière première elle entend juste conserver une sensation de papier et de typographie bon marché. Sous ses doigts, le texte devient un simple imprimé anonyme, des constellations de mots graphiques, des formes d’abord. Elle aime le terme médical métaplasie, qui signifie la transformation d’un tissu. Elle aime aussi que, dans la langue française, tissu et texte soient deux mots issus de la même racine.
Si la mémoire est la première des matières premières d’ Eva, elle souhaite moins la protéger que l’étouffer, et rompre ainsi le cycle des métamorphoses – condition de la conservation selon le sociologue Edgar Morin : une société s’autoproduit sans cesse parce qu’elle s’autodétruit sans cesse.
Pour sûr, les dispositifs incarnés par Éva constituent des casse-tête pour les archéologues du futur.

Sauront-ils y décrypter sa proposition, formulée au début du XXIe siècle ? Soit : privilégier la contemplation. Au détriment de l’évolution.